J'ai un très joli chandail en crêpe noir léger que ma mère m'a offert il y a quelques années et que je pense me mettre pour sortir, mais finalement, ça ne me tente plus: le froissement du tissu crée une sorte de texture de papier sablé et nouer le ruban de ce chandail sur mon épaule me crispe et me donne la chair de poule à coup sûr. Heureusement que le chandail a une doublure de fausse soie, parce qu'avoir ce crêpe sur la peau, ce serait insupportable. Bah, je vais mettre mon vieux T-shirt en coton; celui qui est doux. Parlant de papier sablé, Matthieu et moi retapions un balcon il y a quelques temps. Sabler les barreaux fut au-dessus de mes forces: j'avais l'impression de me sabler les entrailles. Je suis allée mesurer des tableaux à la place. Il faut choisir ses batailles. Le temps passe si vite. J'ai toujours peur de manquer de temps pour faire tout ce que je veux faire. J'ai peur de manquer de temps pour m'accomplir. (Mon mari dit que c'est parce que je veux être la plus-que-plus-que-parfaite. Ça me fait rire. Il a peut-être un peu raison, mais c'est une autre histoire.) Les mots lavage, ménage, pratique, sortir le recyclage, arroser les plantes, faire à manger, courriels, horaire, incertitude et épicerie s'entrechoquent dans ma tête. Tout me semble une montagne. C'est parce que les mots sont égaux. C'est sûr que « sortir le recyclage » prend moins de temps que « pratiquer », mais il y a plus de syllabes. Ça me paraît plus gros quand je le dis. Ça résonne plus longtemps. Il y a aussi le volume indéniable de cet objet dans l'espace de ma cuisine. Le bac à recyclage qui déborde, c'est gros, c'est tangible, ça prend de l'espace, c'est laid. Alors, sur le coup, tout est un peu croche. Je vais d'une tâche à l'autre et le soir tombe de plus en plus tôt. Mon Dieu que le temps passe vite. Déjà, ça sent la fin de l'été. Il y a cette odeur, le soir. L'air est un peu moins lourd sur la peau, plus velouté. Et puis, j'ai vu un arbre hier, dont le vert avait commencé à changer. Juste un peu. Un tout petit peu. Mais quand même. J'ai envie d'attraper le chant des grillons autour de moi le soir et de retenir l'été un peu plus longtemps. Ça fait comme de petites bulles dans l'air juste un peu plus haut que ma tête, si près que je jure que je pourrais les tenir au creux de ma main.
Je suis hypersensible. Mon univers ressemble à ça.
Je vais vous dire tout de suite ce que je ne suis pas: une fille avec des connexions spirituelles spéciales, en lien avec l'Univers qui m'envoie des vibrations particulières. Je ne suis pas juste susceptible non plus. Ça, on me l'a servi souvent, enfant. « Ne sois pas si susceptible. » Ça ne me taquinait pas. Ça me faisait mal. Longtemps. L'hypersensibilité a plusieurs formes, plusieurs tailles, plusieurs façons de s'exprimer. Avec environ 20 % de la population qu'on pourrait qualifier d'hypersensibles, ce n'est pas si rare que ça. Il y a des hypersensibles plus émotifs, il y en a des plus hédonistes, des plus sociables... Chez moi, ça prend la forme introvertie. J'implose plutôt que je n'explose. Still waters run deep, qu'ils disent.
- Allô Maman? On a fini de manger et j'ai dansé deux fois. Est-ce que Papa peut venir me chercher?
- Le bal est déjà fini?
- Non. C'est plate. Il y a trop de bruit.
- OK. Comme tu veux...
Et ainsi, je fuyais mon propre bal des finissants et je retrouvais le confort de mon lit, avec un bon bouquin et Mou-Ton sous le menton. À cette époque-là, j'étais vue comme juste un peu nerd. Juste un peu, hein. J'étais cool et nerd en même temps.
En anglais, il y a un très joli terme pour l'hypersensibilité. On dit Sensory Processing Sensitivity. Avant, c'était Disorder, jusqu'à ce qu'on découvre que c'était pas un désordre, mais une sensibilité. On dit aussi HSP: highly sensitive person. L'hypersensibilité, pour moi, c'est d'abord sensoriel. Et parce que c'est sensoriel, ça devient émotionnel. On remarque tout, très vite. Tellement vite qu'on ne sait pas toujours comment on l'a remarqué. On a comme des intuitions, mais ce n'est pas de l'intuition. C'est quelque chose qu'on remarque.
Tout est comme plus intense (bonjour, amis TPL, vous vous reconnaîtrez.) Par contre, tout est plus permanent aussi. En tout cas, pour moi, ça l'est. C'est une chose que j'ai du mal à saisir, l'éphémère des émotions, le fait qu'on dise une chose ou qu'on ressente quelque chose et que ça passe, que ça se dilue dans le quotidien. Les gens et les choses me marquent longtemps. Je m'attache profondément. Pas facilement, mais profondément. Ça me rend un peu maladroite parce que je m'attache à des choses que je n'aurais pas dû remarquer, en temps normal. Et là commence le jeu mental: je me remets en question (le fameux « ça ne veut rien dire »), je ne m'écoute pas, et ensuite, je le regrette parce que j'avais raison et j'aurais dû m'écouter. J'ai peur d'être « trop », et souvent, je ne suis « pas assez » quand il faudrait. Je ne sais jamais si la relation, l'émotion, le lien est quelque chose qui est sensé passer ou non. C'est un peu compliqué pour moi de déterminer ça. Bref, c'est la première chose dont je me suis aperçue. La maladresse. D'expérience, ça me prend environ 20 secondes pour lire l'état émotionnel d'un ami, lorsqu'on se rencontre. Et s'il masque, dans ces 20 secondes, je perçois aussi qu'il masque. C'est beau... et j'ai un jour découvert que c'est parfois fatigant pour l'ami. Le problème, c'est que je suis comme ça, je ne peux pas le changer. Bonjour culpabilité. Et là, peut-être que l'ami me fuit. Et bien sûr, je m'aperçois qu'il me fuit. Mais non, mais non. Et là, je m'aperçois du mensonge. J'ai appris à me taire et ça me rend maladroite. Là, on tourne en rond. Bref, je suis comme ça.
J'ai mis beaucoup de temps avant de comprendre le mécanisme de ma propre hypersensibilité. Ça m'a pris beaucoup de temps, de l'anxiété, une dépression, des médicaments, de la thérapie et beaucoup d'hypothèses fausses avant de savoir que j'étais hypersensible, même. N'ayant pas connu d'autre univers de perception que le mien, j'ai longtemps pensé que tout le monde était comme moi. Et puis, je me suis rendue compte que non. (D'ailleurs, dans la même veine, jusqu'à l'âge de 8 ans, j'avais attribué l'oreille absolue à la population entière.)
Ça a l'air lourd à porter, l'hypersensibilité. Ça l'a été, mais pas toujours. J'apprends maintenant à ce que ça le soit moins. Le laid est vraiment plus laid, mais le beau est vraiment plus beau aussi. Je dis plus ou moins, mais en réalité, je n'ai aucun point de comparaison. C'est quelque chose qu'on m'a expliqué pour que je puisse comprendre mes limites et que j'arrête de me culpabiliser.
Bienvenue dans mon univers. Il est rempli de maladresse sociale, mais ô combien poétique. Monter les marches usées par un siècle d'allées et venues vers la tribune de l'orgue d'une magnifique église, écouter le son rouler sur la pierre, produire ce son, ou transpirer à essayer de cristalliser la musique dans mes cours de ballet, ça n'a pas de prix.
Et là, je m'en vais au parc attraper un peu le chant des grillons.
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